
Jamais Sans Mon Frère
Il a fallu quitter la maison pour réaliser que cet humain qui m'a pourri la vie durant des années était en réalité l'une des personnes que j'aime le plus au monde. Cet être que j'ai vu grandir et avec qui j'ai eu une relation conflictuelle jusqu'à mon départ du cocon familial. Chers lecteurs, je vous présente mon frère.
Ce jeune homme de deux ans, mon cadet, au sourire large et sincère, aux yeux noirs pétillants d'intelligence et de malice, et d'un charisme indéniable.
Hélas, ce n'est pas cette description que j'aurais faite il y a de cela quelques années ; je lui aurais ajouté deux cornes, de grandes oreilles et une vilaine moustache.
Pour comprendre l'histoire, il faut remonter à des années où mes parents (je les pardonne aujourd'hui) ont eu l'ingénieuse idée d'avoir un second enfant. Je n'avais sûrement pas conscience, mais j'étais persuadée qu'à cette époque je me réjouissais de gouverner à moi seule mon royaume : une jolie fillette joyeuse et pleine de gaieté qui croquait la vie à pleines dents.
Cependant, le destin en a voulu autrement. Il a fallu que mon frère naisse, qu'il me suive partout et qu'en grandissant, il remette en jeu mon droit d'aînesse. J'aurais dû me méfier quand il a commencé à casser mes jouets et à torturer mes poupées. J'ai voulu, dans ma grande bonté, lui accorder le bénéfice du doute ; c'était mal le connaître. Non seulement il me piquait mes affaires, mais en plus, je me faisais gronder par sa faute.
S'en sont suivies des années de prises de tête au grand désarroi de mes parents, qui en avaient marre de nous entendre. Je ne compte plus les occasions où j'aurais souhaité répondre affirmativement à ceux qui me demandaient si j'étais fille unique.
Je ne compte plus les fois où, par sa faute, nous avons été punis. Mon frère avait ce don de se surpasser à chaque fois et de me faire sortir de mes gonds. Un jour, un souvenir que je n'oublierai jamais, il a été au summum de ses compétences. C'était une de ces journées ensoleillées du mois de juin, il faisait beau, c'étaient les grandes vacances, j'avais douze ans et lui dix .
J'entendis ma mère lui demander d'aller récupérer un colis non loin de notre maison, chez madame Dieuseul. Enchanté à l'idée de jouer avec le fils de cette dernière, il partit aussitôt.
Une demi-heure plus tard, ma mère, n'ayant aucune nouvelle, vint me demander d'aller le chercher. À contrecœur, j'obéis et parcourus les quelques mètres qui nous séparaient de chez madame Dieuseul.
Arrivée là-bas, je le trouvai en train de jouer au domino. Il fit mine de ne pas me voir et continua sa partie, comme si sa vie en dépendait.
— Ti kompé manmi voye chèchew.
— Map vini, yon dènye pati.
Entre-temps, Adeline, une copine du quartier qui passait par là, me rejoignit pour papoter. Hypnotisée par ses anecdotes drôles, je me rendis compte qu'une heure s'était écoulée quand mon frère, après une énième défaite, décida de rentrer. Frappée de plein fouet par la réalité, mon cœur se mit à battre la chamade. Mon intuition me disait que nous étions dans le pétrin. Mes doutes n'ont pas tardé à se confirmer lorsque nous trouvâmes notre mère au seuil du portail, nous dévisageant à tour de rôle d'un air menaçant qui disait : votre sort est scellé.
Chers lecteurs, je vous épargne les détails : ce fut mémorable.
Vous comprenez mieux maintenant que j'ai eu toutes les raisons du monde pour le détester.
Cependant, je n'y arrive pas, non pas qu'il ait changé(il a toujours cette manie de me taquiner), je me suis rendu compte qu'il est le frère que j'aurais aimé avoir : avenant, empathique, taquin, dévoué et emmerdeur. Bien entendu, il n'a pas hérité de ma beauté légendaire, mais je suis trop reconnaissante de l'avoir.
Un frère, une sœur, est un cadeau. Pour cette nouvelle année, je vous invite à chérir vos frères et sœurs, qu'ils soient de sang ou de cœur.Il n'a pas fait que me pourrir la vie, mais il l'a aussi embellie, et c'est pour cela que je peux affirmer avec conviction : quoi qu'il advienne, ce ne sera jamais sans mon frère.